Greg Guillemin
C’est l’histoire d’un mec qui aimait raconter des histoires et avait un talent certain pour l’illustration. Il faut dire qu’il avait un certain atavisme, puisque sa maman était déjà artiste plasticienne et poétesse, et que, dès le XIXe siècle, son arrière-grand-père, peintre verrier, a côtoyé Edouard Manet, créé des vitraux pour Viollet-Le-Duc et fréquenté La Ruche. D’ailleurs peut-être faut-il voir là une filiation avec le trait noir épais qui caractérise le travail de l’artiste, et rappelle le cloisonnement du vitrail. A moins qu’il ne s’agisse d’un rappel de sa culture manga.
Car l’ascendance n’explique pas tout, loin de là. Né en 1967 à la veille d’une grande libération générationnelle, Greg « Léon » Guillemin est un enfant du rock et du pop art. Bercé par les swinging sixties, cet artiste inclassable est biberonné à la culture américaine, de Marvel à Andy Warhol alors en pleine ascension, mais aussi à la pop culture nippone. « Fils de pub », on ne s’étonne pas, à l’époque de la réclame reine, de retrouver Greg œuvrer en coulisses dans les années 1990 à 2000. Figurant parmi les utilisateurs pionniers d’internet, il utilise les nouveaux outils numériques mis à sa disposition pour créer des images qui flirtent avec les comics, la culture populaire et l’entertainment, avec des cases qui ne sont pas sans évoquer Roy Lichtenstein.
Ce n’est qu’en 2010 que ses premières créations digitales, Minimalz, sont diffusées sur les réseaux. Rapidement, plus de 400 graphistes répondent à l’appel de Greg et à ses thématiques d’expositions virtuelles. En 2011, la Cinémathèque Française valorise sa contribution lors de l’exposition consacrée à Stanley Kubrick. Pionnier de l’art geek, inspirateur des ouvrages consacrés à l’illustration digitale et numérique, proche à certains égards des artistes urbains, les œuvres de Greg sont universelles et d’une très grande efficacité visuelle. La force de ses couleurs, son sens du cadrage cinématographique et sa filiation avec l’illustration et la ligne claire de la bande dessinée, parlent pour elles-mêmes. C’est ainsi que ses séries digitales qui ont pour thèmes les héros, les robots ou les icônes pop, deviennent naturellement des papiers découpés, puis des peintures, à partir de 2013.
Née la même année, sa série la plus emblématique, qui fera connaître Greg du grand public dans le monde entier, Secret Life of Heroes, suscite encore aujourd’hui un immense engouement. Alors que l’artiste y dévoile les travers humains, forcément trop humains, des super héros, les imaginant aux toilettes ou dans des postures de la vie quotidienne, journalistes et sociologues débattent sans fin sur les messages qui y seraient contenus. C’est la consécration. En 2014, à la demande de Pharell Williams, Greg réalise même un dossier complet pour le magazine New Yorkais ADON, rejoignant les plus grands dessinateurs internationaux.
Seulement Greg ne revendique rien pour lui-même. Lorsqu’il dépose une œuvre sur les réseaux sociaux ou sur le web, à l’ancienne, elle ne lui appartient plus. Il en reste bien entendu le propriétaire du support, mais la nature et la durée de leur vie ne dépend plus de lui. Dans une époque où le visuel a pris le dessus sur l’écrit, l’art de Greg n’a pas tué le message. Bien au contraire. Mais son esthétique le sublime. C’est ce qui fait la richesse de sa pratique et de sa sensibilité. Le Montreux Jazz Festival ne s’y trompe pas, qui pour ses 50 ans, commande 61 créations digitales et 18 toiles à Greg, et en offre une en cadeau à Quincy Jones. Mais sa manière de traiter les sujets est très originale, naturelle, unique et s’il reprend des personnages existants, il les introduit toujours avec une narration bien particulière, à la manière des artistes de la figuration narrative, comme Erró. D’ailleurs la Galerie Christiane Vallé s’intéresse de près à son travail et Greg a rejoint ces dernières années le prestigieux line-up de la galerie 3° génération.
A l’origine très artisanales, les œuvres de Greg sont également devenues plus techniques. Les finitions vernissées, qui apportent un aspect brillant et lisse à ses toiles, la maitrise des détails, rappellent également l’ampleur de l’évolution du travail de l’artiste depuis ses premières créations digitales jusque ses derniers grands formats en hommage aux grands tableaux et aux peintres célèbres de l’histoire de l’art. Etrillant joyeusement Batman autant que Van Gogh, Picsou ou le Déjeuner sur l’herbe, Greg s’est imposé par la composition, les cadrages, la qualité graphique et esthétique de ses toiles. Sa ligne artistique ne souffre aucune tolérance pour les dessins médiocres, ou imparfaits, comme en témoigne le nombre et l’épaisseur des carnets sur lesquels l’artiste réalise ses croquis préparatoires. Chaque trait, au crayon, compose, page après page, une esquisse qui évoque le talent des plus grands artistes classiques.
Avec ça, il a le goût du défi, et une bonne dose d’humour, ce qui est assez rare, vous en conviendrez, dans l’art contemporain qui a une fâcheuse tendance à se prendre très au sérieux. Sa volonté ? Rendre l’art accessible au plus grand nombre, partager et échanger, avec d’autres artistes, d’autres courants, d’autres univers. Il y a chez Greg quelque chose du jazzman, libre, doué d’une capacité d’improvisation hors du commun, capable de s’adapter. Cette volonté de s’ancrer dans la culture populaire, d’inclure le plus grand nombre, de ne pas exclure avec un pseudo-intellectualisme. Apôtre de la liberté individuelle et créatrice, l’artiste semble avoir fait sienne cette maxime due à Charles M. Schulz, le créateur de Snoopy, « Si je devais faire un cadeau à la génération suivante, je lui apprendrais à ne pas se prendre au sérieux », tout en le faisant très sérieusement.
Ce qui n’empêche pas Greg de penser, loin de là. Bien au contraire. A sa manière, son œuvre est un hymne à la féminité, à la femme, conquérante, puissante. Chez lui, le clin d’œil sexy n’est jamais gratuit. Il moque toujours un cliché sexiste, un a priori, ou réprouve une conduite. Greg joue la carte de l’engagement avec des séries qui questionnent les clichés et stéréotypes en tous genres, du rôle supposé de la femme, justement, au rêve américain. A travers son travail, Greg prouve qu’il réfléchit à certaines réalités sociales qui le dérangent, interroge à sa façon notre manière d’habiter le monde, de vivre ensemble, de consommer, d’aimer. Ses images récupérées, recyclées, détournées, sont autant de moyens qu’il utilise pour évoquer les différents sujets qui le préoccupent ou l’interpellent, comme la cancel culture aux Etats-Unis, pour espérer un jour pouvoir court-circuiter leur trajectoire.
Sa façon à lui d’éveiller ou de réveiller les consciences, c’est de peindre. Et de laisser les autres commenter. Et cette réflexion n’est possible que parce que ses œuvres sont porteuses de sens et qu’elles se comprennent sans s’imposer au regardeur de façon intrusive. Comme un second effet kiss-cool. Attentif à tout, Greg s’inspire de l’actualité, comme de ce qui l’entoure, de ses lectures de jeunesse ou de ses passions bien vivaces. Simples en apparence, ses toiles cachent en réalité des ressorts plus complexes, à la manière de la simplicité dont se revendique le designer Ora-ïto. A travers ses personnages issus des contes de Grimm ou d’Andersen, de Disney, de Marvel, ou des mangakas japonais, Greg nous invite à retomber en enfance. Mais son univers dans lequel se côtoient Batman et Blanche-neige ou les sept nains, est loin d’être naïf. S’il revendique cette capacité à créer de l’émotion et à jouer avec l’enfant qui sommeille en chaque adulte, l’artiste pousse cette madeleine de Proust plus loin. Greg est arrivé un peu par hasard dans l’art, par effraction même. Mais il a imposé en quelques années un style original et quelques séries qui ont marqué leur époque et la marqueront encore longtemps. Impossible en tout cas d’échapper à ses images ni à leur diffusion.
Aymeric Mantoux
Critique d’Art